Après une longue période de gestation, le Parlement européen et l’ensemble des pays de l’union ont fini par valider le « Chip Act » européen ce mardi 18 avril. Un accord ambitieux : les 43 milliards d’euros de fonds publics et privés visent à remettre le « Vieux continent » sur les rails de la production de puces, afin de faire passer notre part de marché de seulement 8% à 20% d’ici à 2030. Considérant la lourdeur du fonctionnement des institutions européennes, tout accord industriel est une victoire, surtout avec plusieurs dizaines de milliards focalisés sur un seul enjeu. Mais l’Union européenne (UE) ne pourra pas tout, pas toute seule. Tant financièrement – TSMC met à peu près cette somme sur le tapis chaque année ! – que technologiquement. Quoique le continent compte quelques champions – ASML pour les machines par exemple – elle reste bien derrière les concurrents américains et surtout asiatiques, qui se partagent la part du lion (notamment Taïwan et la Corée du Sud sur les procédés de pointe). Le savoir-faire de la production industrielle à hauts volumes (et hauts rendements !) sur les méthodes les plus avancées (EUV inférieur à 7 nm) est l’apanage de l’Asie. C’est pourquoi l’Europe va avoir besoin d’aides extérieures pour se développer.
We have a deal on EU #ChipsAct!🇪🇺
In a geopolitical context of de-risking, Europe is taking its destiny into its own hands.
By mastering the most advanced semiconductors, EU will become an industrial powerhouse in markets of the future.
Congrats @sweden2023eu & @Europarl_EN pic.twitter.com/BX52GXOdws
— Thierry Breton (@ThierryBreton) April 18, 2023
Et une entreprise semble bien partie pour remplir une partie de ce rôle : le géant américain Intel. « La stratégie que notre PDG a commencé à mettre lors de son arrivée en 2021 est aujourd’hui parfaitement alignée avec les priorités européennes et américaines », souligne Erwan Montaux, directeur général d’Intel France. La stratégie à laquelle Erwan Montaux fait référence a pris forme l’an dernier, avec un plan massif d’investissement en Europe de la part du numéro 1 mondial des semi-conducteurs : une extension de son usine en Irlande à 12 milliards de dollars (qui commence à sortir de terre), une toute nouvelle usine de pointe en Allemagne pour 17 milliards (à la base, la facture pourrait exploser) prévue pour 2027, un joli milliard d’euros pour le centre de design en France, des discussions pour un site de packaging (assemblage de puces) en Italie, etc. Une flopée de projets actés, et en devenir, pour une enveloppe totale potentielle de 80 milliards sur dix ans.
La première question qui se pose, c’est pourquoi Intel aide-t-il l’Europe ? « Dans le cadre de notre nouvelle stratégie IDM 2.0 (qui vise, notamment, à transformer les usines d’Intel en fournisseur de capacité de production comme le font TSMC et Samsung, NDLR), nous cherchons à mieux répartir géographiquement notre capacité de production et à construire des usines. Les Etats-Unis veulent passer de 12% à 30% de part de marché en 2030 et nous y construisons des sites. L’Europe est, elle aussi, une région importante. Notre stratégie et celle des Etats-Unis et de l’Union Européenne qui souhaitent peser à eux deux 50% du volume mondial de production sont aujourd’hui parfaitement en phase », se réjouit le patron d’Intel France. Qui valide ainsi notre perception du plan de M. Gelsinger : Intel veut effectivement devenir le champion occidental des puces.
Intel en phase avec la géopolitique… et les perceptions des Français
Hasard (avéré) du calendrier, l’annonce du Chip Act européen arrive un jour avant la publication, ce mercredi 18 avril, d’une étude qu’Intel a commandé à Ipsos, appelée « Les Français, l’Europe, et la bataille des semi-conducteurs | Les prémices d’un sentiment européen en matière d’innovation ? ». Une étude qui a ciblé 1 500 Français « représentatifs de la population » qui a comme mérite de souligner que s’il reste de l’éducation technologique à faire, une majorité de Français (53%) sait ou croit savoir ce qu’est un semi-conducteur. Il ne s’agit pas des 6% qui pense qu’on en trouve dans les tuyaux d’arrosage (véridique !), mais les 74% qui ont bien conscience que leur smartphone fonctionne avec ces précieux composants.
Cette sensibilité sur le sujet des semi-conducteurs a grandement profité de la pandémie. « L’étude montre que plus de la moitié des Français a une idée de ce que sont les semi-conducteurs et 80% ont affirmé avoir été concernés par les pénuries. Il est clair qu’avant 2020, ces chiffres auraient été bien plus bas ! », s’amuse Erwan Montaux. Mais le rapport met aussi et surtout en lumière que les Français mesurent l’importance des semi-conducteurs et produits électroniques dans notre vie. Ainsi que la dépendance que nous avons vis-à-vis de l’Asie dans ce domaine – et pourtant ils surestiment la production européenne (10% estimé contre 5% dans les faits) ! Cette dépendance avérée et comprise entraîne avec elle une perception plus que positive d’une production domestique et souveraine des semi-conducteurs en France et en Europe en général.
Mais entre ce rapport et ces investissements d’Intel, une question se pose : si l’UE a bien besoin d’un agent extérieur pour dynamiser sa filière, le fait que l’acteur soit non-européen n’est-il pas un problème ? Tant en matière de développement du savoir-faire local que du point de vue des risques d’espionnage industriel ?
IFS se pose en acteur « indépendant »
« Il faut d’abord mesurer qu’Intel est en mesure d’apporter à l’Europe ce dont elle ne dispose pas à l’heure actuelle : un accès direct, sur son sol, dans notre future usine de Magdeburg, d’une capacité de production de pointe », rappelle Erwan Montaux. Prévue pour 2027, cette usine sise en Allemagne devrait être « à la pointe de la technologie lors de son lancement », si on se réfère aux promesses d’Intel l’an dernier. Ce qui devrait donner une gravure en Intel 18A (18 angströms ou 1,8 nm) en 2027. « Et je vous rappelle que dans notre promesse de lancer cinq nodes de fabrication en quatre ans, nous sommes actuellement un peu en avance », rassure Erwan Montaux, qui fait référence à l’ambitieuse feuille de route publiée en 2021.
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Le risque d’espionnage, il l’écarte en mettant en lumière la structure même d’IFS. « IFS est une structure à 100% indépendante et responsable de ses propres résultats. Elle a son propre PDG, ses propres équipes, gère directement et en silos étanches les différents projets de ses clients », assure le DG d’Intel France. Arguant que « ce n’est pas pour rien que sept des dix plus gros concepteurs de puces sont déjà en train de concevoir des designs avec nous et nous gérons déjà 40 designs de tests », Erwan Montaux assure que « la confiance et la sécurité sont clés pour rassurer ces clients ». Ce qui sera nécessaire, puisque M. Gelsinger a clairement fait mention dans ses allocutions de l’ambition d’Intel d’être aussi bien capable de produire pour les industriels civils que militaires.
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Dans les faits, ce genre de fonctionnement existe déjà dans le monde des puces. Sony conçoit ainsi des capteurs pour lui-même, mais aussi pour des clients… comme Nikon, pourtant son concurrent dans le milieu des appareils photo. Un Sony avec qui nous avions pu échanger lors de notre visite de son usine nippone de Kumamoto et qui nous avait expliqué très simplement comment cela fonctionnait : « Ce sont des équipes complètement dédiées et différentes qui s’occupent des clients. Et Sony (Electronics) comme Nikon sont juste deux clients différents ». Cela étant, il faut aussi rappeler pourquoi, avant d’être le roi de la miniaturisation, TSMC avait déjà séduit le monde des semi-conducteurs : parce que son statut à 100% sous-traitant lui permet de ne jamais être en concurrence avec ses clients.
Intel, le géant qui pourra essaimer les talents nécessaires ?
Avec une part de marché de production de seulement 5% du volume mondial des puces, l’Europe est un petit acteur. A qui il manque une brique importante pour se développer : les talents. Pour avoir récemment échanger dans les coulisses avec un acteur européen, il s’agit d’une vraie limite au développement de la filière. Et là encore, Intel affirme avoir un important rôle à jouer. « Il faut rappeler qu’il ne s’agit pas pour nous de simplement installer des sites de production en Europe, mais bien de construire toute une chaîne de valeurs et de savoirs. Les investissements iront certes dans des usines, mais aussi dans la formation, la recherche et développement, le développement de designs, etc. Il y a des filières entières à développer. Et tant sur le plan national qu’européen, nous sommes déjà en discussion avec de nombreux partenaires autour de plans d’éducation », assure Erwan Montaux.
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Sans imaginer une histoire comme celle des « Huit traîtres » des années 50 aux USA, qui a fini par mener à la création de champions américains des puces comme Intel, il s’agit sans aucun doute d’un des meilleurs effets de bords de la localisation du plan d’Intel. Son plan d’implantation en dur sur le continent va le forcer à développer les talents nécessaires à faire tourner sa boutique. Ce qui est bon. Mais pas suffisant : si Intel est le seul à s’investir autant, ces talents risquent d’être captifs, car privés d’autres débouchés. Maintenant qu’elle a réussi à conjuguer ses intérêts avec l’appétit de l’ogre, l’UE a intérêt de courtiser les géants comme TSMC (discussions en cours) et Samsung, et injecter de l’argent dans ces champions – voire en faire émerger de nouveaux ! Dans un tel business de pointe, la compétition est vitale. Car de l’autre côté du continent eurasiatique, la Chine dispose, elle, de plans d’investissements pharaoniques. Une Chine qui a déjà pris le contrôle de la production de masse de puces de nodes plus anciens et qui lorgnent sur la maîtrise des procédés de pointe – qui lui sont pour l’heure interdits par les différents blocages américains. Et si vous vous méfiez du contrôle des Etats-Unis sur la chaîne des semi-conducteurs, vous tremblerez si l’Empire du milieu vient à le supplanter.
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