Si je vous disais que le processeur qui équipe votre PC portable a de fortes chances d’être une puce « Made in Israël », vous seriez peut-être surpris. Alors que la crise des semi-conducteurs a mis en lumière le poids énorme de l’Asie et des USA dans le domaine, vous vous attendiez sans doute que votre processeur provienne d’une de ces régions du monde. Pourtant, c’est bien dans une aride plaine levantine que proviennent nombre de puces, notamment les Core de 10e, 11e et 12e génération. Car Israël est non seulement un des hémisphères cérébraux d’Intel, mais aussi un important centre de production. Ce qui permet d’ailleurs à Intel d’être l’acteur le plus diversifié du monde en matière de production de puces, avec des « fabs » aux USA, mais aussi en Irlande, en Israël (donc) et bientôt en Allemagne. Faisant d’Intel le « champion occidental » de la production de puces.
Lire aussi : Intel veut endosser le rôle de champion occidental de la production de semi-conducteurs (mars 2021)
Chacun de ces sites est responsable de la production de galettes de silicium dont les circuits les plus fins font moins de 10 nm de largeur. Une précision qui impose rigueur et sécurité. Non seulement sécurité de production, mais aussi sécurité de diffusion de l’information. Ce n’est donc pas tous les jours qu’on rentre dans une de ces gigantesques salles blanches. Alors, quand Intel nous a proposé d’aller un peu voir ce qui se passe au cœur de ce centre névralgique de la production des ordinateurs, nous avons dit oui. Avec un peu d’appréhension…
Une usine qui a mis du temps à (vraiment) s’ouvrir à nous
L’appréhension ne venait pas du projet de visite. Il venait d’un passif, car il ne s’agissait pas de notre première visite sur le site de Kiryat Gat : Intel avait déjà convié quelques journalistes en 2019 pour un « Ice Lake Tour » en Israël. Mais passé les conférences techniques, intéressantes au demeurant, la visite en elle-même avait tourné court. Nous n’y avions vu qu’une salle de contrôle d’où il était interdit de prendre la moindre image. Pas de visite du « saint des saints » en tenue intégrale, pas de détails des machines, pas de vision physique de cette production tellement à part. Et évidemment ni image, ni interview, ni histoire pour vous en parler vraiment.
Ce second voyage fut très différent et, disons-le tout de suite, d’une toute autre dimension. En écho à l’annonce d’ouverture de ses usines à des clients, Intel a aussi tenu à les ouvrir à la presse et aux analystes. Une technique de communication qui fait passer un message (évident) d’ouverture d’une part. Et qui correspond aussi au « rôle » de chef de la vulgarisation technique qu’endosse souvent Intel. Cette posture est certes fréquemment mêlée à du marketing (c’est comme les chasseurs, il y a les bons et les mauvais marketeurs !), mais il faut reconnaître que la communication technique d’Intel est, depuis des décennies, la plus complète et la plus accessible du monde des semi-conducteurs. Intel ayant saisi, plus tôt et mieux que les autres, l’intérêt de faire des efforts pour mettre en valeur sa recherche, ses produits et ses employés.
Kyriat Gat, un pôle technologique de pointe aux porte du désert
Partis de Tel Aviv où nous avons visité un centre de recherche, direction Kyriat Gat, à une heure de bus au sud de la « Bulle », surnom donné à Tel Aviv. Le vent de l’industrie commence à souffler quand, à la sortie de l’autoroute, on voit poindre des sites d’entreprises telles que HP Indigo (division impression) et des industriels de la peinture. Nous arrivons sur un site où la chimie règne en maître, et où les usines sont entourées par des murs, voire de barbelés – pour des secrets bien gardés. Un dernier rond-point, on passe devant un gros chantier (lire plus loin) et nous voilà à l’entrée de la Fab 28, ornée d’un logo Intel déjà blanchi par l’implacable soleil méditerranéen.
Kyriat Gat n’est pas le site historique d’Intel, la filiale étant née à Jérusalem en 1974. Mais le site originel est rapidement devenu trop petit. Après avoir fait leurs preuves avec la vérification, puis le design des puces (Haifa), les équipes israéliennes ont bénéficié de leur propre usine. Qui s’est installée à Kyriat Gat en suivant peu à peu les évolutions technologiques en grandissant.
Dans l’enceinte de la Fab, un portrait d’Andy Grove, charismatique fondateur et patron d’Intel, trône. Des slogans de motivation à destination des employés constellent les murs : « Chaque die (1) veut vivre ». Loin d’être des détails, ces éléments donnent le ton : nous sommes ici sur un site de production, où les rendements sont clés et l’exigence élevée – M. Grove étant célèbre pour son intransigeance.
Cette intransigeance dont les Israéliens se sont emparés a payé. Quand l’ex-patron de l’usine et désormais général en chef de toutes les Fabs d’Intel, Daniel (Dani) Benatar nous dresse un historique des producteurs de puces, le constat est sans appel : « Le monde des semi-conducteurs comptait plusieurs dizaines d’industriels capables de produire des puces de pointe dans les années 1990. En 2022, il n’y en a plus que trois : TSMC, Samsung et nous ». La raison de cette concentration des pouvoirs ? Les coûts de plus en plus exorbitants des technologies. Alors que les usines coûtaient un à deux milliards dans les années 2000, il faut compter au minimum sur 15 milliards pour avoir une Fab 5 nm de nos jours – l’extension de l’usine de Kyriat Gat coûte 10 milliards à elle toute seule. Pour rentabiliser de telles sommes, il faut que l’usine tourne au maximum. C’est-à-dire tout le temps, sans aucune interruption.
Pour nous le démontrer, on nous emmène vers la salle de contrôle de l’usine… dont vous ne verrez aucune image – même des rangs d’écrans sont trop sensibles quand il s’agit de site industriel. Là, on nous y explique que « l’usine ne doit jamais s’arrêter. Nous fonctionnons en 24/7/365 et effectuons tous quatre rotations de 12h ». Les employés à qui nous parlons de ces 48h hebdomadaires nous affirment avoir suffisamment de jours de récupération et être « très contents de la paye ». Et cette paye, elle se mérite en produisant des millions de puces qui sont « gravées » sur des galettes de silicium avec une précision de l’ordre du milliardième de mètre. Impossible de produire cela dans un environnement normal : il faut des salles où l’air, mille fois plus pur que celui d’un hôpital, est expurgé de la moindre petite poussière qui pourrait saboter un wafer à 20.000 $ pièce. Alors avant de rentrer dans un tel endroit, il faut montrer patte blanche. Ou plutôt, combinaison blanche.
(1) : un die est le morceau d’une tranche de silicium qui sera découpé et transformé en puce fonctionnelle.
Enfilez vos Bunny suits !
Pour accéder au « temple » de la production des puces, des précautions s’imposent. De sécurité tout d’abord, avec des portiques avec badgeuse évidemment, suivi de portes là encore avec clé de sécurité. Une fois passé de l’autre côté des portiques, on arrive dans une grande pièce blanche, comme dans le film Matrix. Mais à la place des flingues et des fusils d’assauts, on trouve des tenues de tissu intégrales, des bottines, des chapeaux en tissu, des charlottes et des gants jetables.
Mais pas question de vous équiper vous-même : vous êtes un bleu, et pour garantir que la combinaison soit ajustée, il vous faut de l’aide. Elle est incarnée par les rudes équipes israéliennes qui vous tancent sèchement quand vous vous trompez. La charlotte sur la tête d’abord, puis les gants de latex, plus le revêtement pour les chaussures, puis la capuche, puis la combinaison, puis les bottines intégrales, puis les lunettes et finalement des gants supplémentaires. Dans cet ordre et pas dans un autre.
D’un geste sec et éprouvé, ces Cerbères équipent et vérifient les tenues de notre groupe de benêts en bonnets. Impossible d’emporter le moindre appareil électronique avec soi – et les smartphones ont évidemment été saisis dès notre arrivée sur le site. Même mon carnet, mon stylo et ma tablette de prise de note numérique ReMarkable 2 sont interdits. Si la présence de puces, de batterie et d’antennes dans cette dernière la condamnait, pour le stylo et le papier, le rejet bien surtout des éventuelles particules (poussières, papier) que je pourrais rejeter en écrivant avec ce matériel extérieur.
Alors, comment rapporter des informations précises ? Par l’écrit toujours, mais avec des carnets et des stylos qualifiés pour la prise de note en salles blanches – oui, ça existe. Le carnet est très petit, le stylo est correct, mais pas assez fluide à mon goût. Mais ce support mémoriel sera plus sûr que mon maigre encéphale. Car les dimensions des lieux, les inscriptions cryptiques ou encore la drôle de luminosité méritent qu’on vous décrive ce bal de « FOUP ».
Le bal des machines et des FOUP
Avant même de rentrer en salles des machines, les couloirs sont larges et lumineux, les systèmes de ventilation partout. Aux murs, des consignes de sécurité, des slogans de motivation, des objectifs à atteindre. Et puis l’arrivée dans l’antre de la bête : un dédale de machines hyper spécialisées de marques dont vous on a souvent jamais entendu parler. Sans nous livrer tous les détails – et encore moins les secrets ! – de fabrication de nos puces, les équipes nous expliquent un peu du cheminement et surtout des fondamentaux.
Comment un laser de 193 nm peut, lorsqu’il est bien utilisé, permettre de graver des circuits de seulement 10 nm de large (procédé Intel 7, le plus avancé de l’entreprise) ? Comment se déroule l’etching, ces bains qui vont enlever les éléments chimiques et structures résiduelles après chaque passage par le « scanner » ASML ? Comment les nouvelles technologies comme les scanners EUV d’ASML permettent-elles de limiter ces étapes d’immersions chimiques et donc de limiter les risques d’erreurs ?
Les équipes de l’usine nous ont balisé le terrain, nous font rencontrer différents postes de production. On ne nous donne pas le détails exact des différentes étapes qui permettrait à un concurrent de glaner le moindre élément du flux de travail. Mais on en apprend suffisamment pour mesurer la complexité des tâches. Et des machines : les unes achetées sur étagère chez ASML, Tokyo Electron ou KLA. Là une machine 100% israélienne spécifiquement conçue pour Intel – un outil de métrologie qui cherche les défauts de surface des plaques de silicium appelé DREAM (Defect Reduction Engine and Metrology). Dans ce monde, les humains ont un rôle de gardiens, de contrôleurs, de pâtres ou de médecins. La production est programmée en amont dans le centre de contrôle. Et dans l’antre de la bête, les femmes et les hommes sont aux petits soins des machines qui travaillent au rythme du bal aérien des vrais « ouvriers » : les FOUP.
Boîtes de plastique, les Front Opening Unified Pod ou FOUP représentent une horde de danseurs aériens. Dont la chorégraphie consiste à déplacer les galettes de silicium à toutes les étapes de leur conception. Des bains chimiques aux machines de lithogravure en passant par les étapes de contrôle, jamais une main d’Homo sapiens ne touche les précieuses galettes. Seuls les FOUP avec leurs parois de plastique stérile sont aptes à pouvoir faire voyager les futures puces au sein de l’usine. Telles des fourmis au programme parfait, mais insondable pour l’esprit humain, les FOUP vont d’une machine à l’autre. Tous identiques en apparence, mais tous différents dans leur destination, c’est leur ballet mystique qui marque la cadence de l’usine.
Et pour éviter que cette cadence ne se transforme en tachycardie au moindre pépin, les opérations de maintenance sont nombreuses. Et programmées comme en F1 : « Nous surveillons les machines en permanence et scrutons les moindres failles potentielles. Et toute opération de maintenance tient du ‘’pit-stop’’ des courses automobiles ! », nous explique une ingénieure en charge de la surveillance d’un scanner ASML. « Parce que la production ne doit jamais s’arrêter. Jamais. ». Submergés par les informations non seulement parcellaires échangées dans un environnement bruyant et au pas de course, nous avons à peine fait notre tour des différents ateliers qu’il faut rejoindre la salle d’équipement. Là, les combinaisons de tissus seront lavées, les gants de latex et les charlottes recyclées.
Le futur est déjà enclenché
À peine digéré ce passage dans l’antre du monstre, les équipes Intel, dans un timing très serré, nous font monter au dernier étage du parking qui jouxte le site. L’intérêt de la manœuvre ? Prendre de la hauteur sur le chantier qui s’anime juste de l’autre côté du site principal. Là encore, c’est un spectacle de danse qui mêle hommes et machines. Une activité importante qui n’est pourtant qu’une partie visible de l’iceberg. En effet, « le trafic est très limité le jour, car nous faisons venir de nombreuses matières premières la nuit afin de ne pas gêner les quartiers alentours » nous explique-t-on. Sur des hectares, hommes et tracteurs s’animent, avec des grues.
Et quelles grues ! Au milieu des modèles « normaux » trône un monstre. Une structure importante non seulement par la taille, mais surtout par la largeur et sa puissance perçue. « Il s’agit de la 2e plus puissante grue terrestre du monde que nous avons fait venir d’Arabie Saoudite », se félicitent les équipes d’Intel. Loin d’être là pour faire reluire les égos, cette grue est ici pour un travail hors norme : soulever les immenses poutres et structures de métal qui composeront le squelette de la future usine. Trente-six traverses de 100 tonnes chacune que seule une des « grues géantes » de l’entreprise belge Sarens peut déplacer sans risque. Un monstre de 2850 tonnes doté d’un rayon de tractage de 200 m qui requiert trois mois d’assemblage. En clair : pour graver les circuits les plus fins de l’histoire de l’humanité, il faut faire appel aux équipements les plus énormes de la planète !
La future extension de l’usine F38 (nom de code « Sparrow ») étant taillée pour lancer les productions les plus avancées d’Intel, l’entreprise doit construire une usine dont les fondations et les structures portantes doivent être à même de porter des tonnes. Sans compter que le fait qu’il faut absolument que l’ensemble aille au-delà des normes antisismiques. Moins pour éviter les tremblement de terre que pour atténuer toutes les vibrations. « La finesse de gravure en quelques nanomètres des circuits fait que les wafers sont sensibles aux moindres perturbations », expliquent les ingénieurs israéliens d’Intel. Des équipes d’hommes et de femmes qui répondent toujours au tac au tac à nos questions. Et donc la fierté ne fait aucun doute : après avoir été un simple centre de vérification de puces dans les années 70/80, Intel Israël est devenu un centre de design et désormais le fleuron des sites de production d’Intel. Mais ça, c’est une autre histoire.
🔴 Pour ne manquer aucune actualité de 01net, suivez-nous sur Google Actualités et WhatsApp.
Reportage très intéressant.
On devrait se poser des questions en Europe..