En 2027, Intel lancera la production de semi-conducteurs dans sa future usine allemande de Magdebourg. Les 17 milliards d’euros investis permettront à cette usine unique en Europe de produire des circuits « à la pointe au moment de sa mise en route », selon Intel. Qu’il s’agisse de 2 nm, voire de 1 nm, peu importe : quand elle sera en ligne, elle sera au niveau des usines asiatiques et devrait être fleuron de l’UE. Un bijou de technologie bienvenu après une pandémie et les graves crises d’approvisionnement qui en découlé ont mis en lumière une grande faiblesse européenne : la production domestique et souveraine de semi-conducteurs. Des éléments aussi importants industriellement que géopolitiquement.
Montée de la pression chinoise contre Taïwan, blocages technologiques américains pour contrer la Chine (Huawei-gate) ou encore embargos technologiques occidentaux contre la Russie : l’actualité récente nous a fait comprendre que les semi-conducteurs sont une denrée stratégique. Et que l’UE est en risque de déclassement dans leur production.
Cette réalité, Dieter Hoffend la prêche. Employé d’Intel depuis 25 ans, cet Allemand gère les clients de la future usine allemande. Il est trop tôt pour parler de la finesse de gravure et du nombre exact de wafers (les plaques de silicium sur lesquelles les circuits imprimés sont “gravés”) qui sortiront du site de Magdebourg en 2027. Mais le sexagénaire est plus que volubile pour parler des énormes enjeux que cette usine représente. Surtout pour l’Europe en tant qu’acteur politique souverain.
Intel investit dans une usine… que l’Europe doit investir
Sans être le moins du monde provocateur, celui qui est en charge du développement business de l’Intel Foundry Services dans la région Europe, Afrique et Moyen-Orient lâche une petite bombe : « Chez Intel, nous sommes sûrs de remplir les carnets de commandes de cette usine. Mais la question est de savoir avec quelles puces ». Avec la hausse constante de la demande en composants, notamment au travers des évolutions technologiques en cours (5G, voiture électrique, etc.) une capacité de production supplémentaire est la bienvenue pour l’écosystème : Intel va trouver des clients qui ont besoin de ligne de production de pointe. Ce d’autant plus que sa position géographique lui permet de diversifier les chaînes d’approvisionnement essentiellement asiatiques ou américaines.
« Nos clients seront-ils Européens ? », s’interroge M. Hoffend. « Nous allons construire une usine de pointe, et nous avons déjà des clients potentiels très intéressés. Je suis en lien avec plusieurs entreprises automobiles, il y a les industries des machines industrielles ou encore l’aérospatiale et la défense. Mais aucune de ces industries n’a la masse des industries électroniques d’Asie », souligne-t-il.
La présidente de la Commission européenne, Ursula Van Der Leyen et son commissaire Thierry Breton, ont trouvé les fonds pour stimuler les industries de pointe. La question est désormais de savoir ce que l’Europe veut faire de cette usine. Le premier problème dans cette démarche étant celui des différents retards pris par notre continent.
L’Europe en retard dans la consommation et la conception de puces de pointe
Les deux premières industries qui viennent à l’esprit en tant que consommateur de composants électroniques en Europe sont l’automobile et l’aéronautique. Deux domaines qui utilisent de plus en plus de puces… mais pas forcément de pointe. Car les contraintes notamment de sécurité contraignent à faire appel à des nodes matures. Même si la tendance évolue. « Les constructeurs automobiles ont souffert de la pénurie de composants et ont compris beaucoup de choses. Je pense donc qu’avec les nouvelles avancées technologiques, on va avoir de plus en plus besoin de puces de pointe dans les voitures. Le bon exemple étant Tesla, qui a en partie construit son avance sur sa maîtrise en matière de semi-conducteurs. Et en tant qu’Allemand cela ne me fait pas forcément plaisir de dire cela ! ».
“Dans les années 90, l’Europe produisait 20% des semi-conducteurs les plus avancés. Nous n’en sommes plus qu’à 2-3%“
En écho à ce retard de besoins, il y a un retard en conception de ces puces avancées. Si Samsung, MediaTek, Qualcomm, Apple et les autres ont un tel savoir-faire, c’est qu’ils le peuvent. Les volumes énormes et les marges élevées des appareils qu’ils vendent leur donnent accès à ces gravures en 5 nm, 4 nm et bientôt 3 nm. « Dans les années 90, l’Europe produisait 20% des semi-conducteurs les plus avancés. Nous n’en sommes plus qu’à 9% », rappelle M. Hoffend.
Pourtant, les besoins sont potentiellement là : « La guerre en Ukraine nous rappelle à nos limites. Notamment en matière de défense. Nous n’avons pas la puissance de calcul nécessaire au suivi et à l’analyse de centaines de drones en temps réel. Et du côté de l’industrie de l’armement, ils savent qu’ils ont besoin de puces de pointe. Mais pour les produire, il faudrait une initiative européenne avec un système de financement pour catalyser cette production », explique Dieter Hoffend.
Aussi surprenant que cela puisse paraître quand on pense aux contrats de plusieurs milliards de dollars de l’armement, la plupart des projets n’ont pas accès aux gravures de pointe. D’un côté, il y a la validation des procédés de fabrication qui prend du temps (pour la fiabilité). Mais il y a surtout une inadéquation entre les faibles volumes de production et les coûts de développement qui ont littéralement explosés ces dernières années. Alors que le développement d’une puce en 28 nm coûte au total aux alentours de 50 millions de dollars/euros, cette somme est à multiplier par 11 pour une puce en 5 nm. Qui coûte aux alentours de 540 millions de dollars, pour la seule conception. Sans même parler des coûts de production !
Autant du côté des marchands de missiles que des constructeurs automobiles ou dans le domaine de l’aviation et de l’espace, où l’Europe pèse lourd, il faudrait des mutualisations des coûts, des échanges de savoir, des protocoles communs, etc. Mais pour cela, il faudrait que ce beau monde s’organise.
L’Europe doit s’organiser (et bien, si possible)
Les deux plus gros investissements dans les usines de composants en Europe ces derniers temps sont le fait d’entreprises américaines : Intel en Allemagne et GlobalFoundries en partenariat avec ST en France. Alors même que les Américains réalisent la baisse de leur part de marché dans le secteur et mettant, eux aussi, la main au porte-monnaie, ce sont pourtant eux qui sont les plus gros financeurs des projets européens – le plan d’Intel est de 80 milliards d’euros !
La fragmentation européenne joue sans doute dans ce manque d’organisation – même si les européens sont allés plus vite que le gouvernement américain pour débloquer des fonds sur le sujet des semi-conducteurs. Mais il y a surtout ce savoir-faire de l’organisation à l’américaine. Une force parfois lente, mais terriblement puissante.
« Les filières européennes ne sont pas aussi bien organisées qu’aux USA et l’Europe ne dispose pas d’un équivalent à la Semiconductor Industry Association (SIA) américaine », se désole M. Hoffend. « Il va falloir que cela change vite. Il faut que les institutions aident les industries pour éviter de prendre trop de retard. Du côté de la défense, l’Europe doit réaliser que nous ne sommes pas souverains dans certains domaines, et notamment dans les semi-conducteurs ».
Si l’Europe regorge de « projets intéressants, remplis de gens très intelligents comme chez SiPearl, au CERN, au Barcelona SuperComputer Center, au Jülich SuperComputer Center, etc. » comme le souligne M. Hoffend, pour lui toutes ces initiatives sont encore trop petites et pas assez organisées. Il y a beaucoup de défis qui attendent l’organisation des différentes filières autour des semi-conducteurs : « Dans l’automobile, s’il y a bien des plateformes communes et des composants standards comme les freins, il faut faire le même travail autour de l’électronique. Notamment développer des architectures électroniques communes chez les fournisseurs (qui ne se parlent généralement pas ou peu, ndr). Cela permettrait de substantielles économies d’échelles et c’est là que notre usine pourrait intervenir. Chez les acteurs tech comme SiPearl et Atos et dans la défense, il y a aussi des problèmes d’échelles et de vision. Avec Magdebourg d’un côté et le site de Saclay en France qui sera ‘’la tête pensante’’ de notre stratégie en Europe, nous arrivons non pas pour dominer le marché, mais pour aider l’industrie européenne à se transformer.»
En somme : Intel va installer un bijou d’usine au cœur de l’Europe. Mais c’est aux Européens d’y réaliser leurs projets industriels et/ou souverains. Ou Intel trouvera ses clients ailleurs.
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