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Intel : pourquoi ses investissements et ambitions en France sont aussi uniques que stratégiques

Si l’Allemagne a gagné « les muscles » de la production de puces d’Intel avec l’implantation de la future usine de Magdeburg, la France gagne des « cerveaux » de l’opération européenne. Car outre son siège européen d’accès à ses fonderies, c’est en France qu’il va concevoir les supercalculateurs du futur.

Les deux gagnants du premier round d’investissement d’Intel en Europe sont l’Allemagne et l’Irlande. Ce dernier était une destination évidente, puisqu’Intel y possède une usine de production de puces depuis 1989. L’Allemagne, elle, était en compétition avec la France pour le site d’implantation d’une usine de semi-conducteurs de nouvelle génération. Les 12 milliards pour l’Irlande et 17 milliards pour l’Allemagne représentent l’essentiel des 33,5 milliards d’euros d’investissement annoncés, première tranche d’un plan décennal de 80 milliards de dollars, destiné à l’Europe uniquement.

La France est donc perdante en matière de volume d’emplois et de localisation d’un (très cher) outil de production de pointe. Mais l’Hexagone remporte bien la « tête » de cette série d’investissements : l’Irlande, l’Allemagne, ainsi que le site italien (4,6 milliards), produiront des puces conçues ailleurs… notamment en France.

Si le plan final table sur 1 000 ingénieurs qui devraient être situés au sein d’un nouveau laboratoire sis sur le plateau de Saclay (région parisienne), la première partie du plan français parle de 450 ingénieurs d’ici à 2024. Ce projet posent évidemment une série d’interrogations : pourquoi Intel investit autant en Europe ? Pourquoi un centre de R&D en France ? Et évidemment que compte-t-il y concevoir ?

Et pour répondre à ces questions, nous avons participé à une table ronde avec Pat Gelsinger, le grand patron d’Intel, et une partie de son top management. Nous avons également eu la possibilité d’interviewer la tête pensante de la R&D du High Performance Computing chez Intel, Raja Koduri.

Pourquoi investir 80 milliards l’Europe ?

C’est par un rappel de géopolitique que le patron d’Intel justifie l’ampleur d’un plan à (au moins) 80 milliards d’euros sur dix ans : « la crise ukrainienne met en lumière le besoin de diversifier les chaînes d’approvisionnement ».

Lire aussi : Pénurie de semi-conducteurs : bientôt une crise du néon et du krypton ukrainien ?

Si l’Ukraine est au cœur de l’actualité – et des inquiétudes, notamment à cause de sa place dans la production mondiale de gaz rares – c’est pourtant encore plus à l’Est qu’il nous faut regarder. Car c’est en Asie que 80% des puces sont produites, un état de fait dont l’Occident est en partie responsable comme le rappelle, sans prendre de pincettes, Pat Gelsinger.

« L’essentiel des innovations autour des semi-conducteurs a toujours lieu en Europe ou aux États-Unis. Pourtant, la part de la production de puces qui y sont produites s’est effondrée depuis les années 90. La raison étant que l’Europe, comme les Etats-Unis, ne voulaient pas de ces usines sur leur sol ! ».

Un choix qui a fait s’effondrer la part des semi-conducteurs américains et européens ces dernières décennies.

Soulevant le rôle clé de Thierry Breton, commissaire responsable du marché intérieur européen, qui a été « le fer de lance de l’initiative européenne de reconstruction de la filière semiconducteurs », Pat Gelsinger rappelle les objectifs très ambitieux énoncés par Ursula Von Der Leyen, la présidente allemande de la Commission européenne : faire en sorte que l’Europe « double sa part de marché » dans les semi-conducteurs.
Dans un marché qui devrait, lui aussi, doubler de taille dans les dix années qui viennent, c’est un quadruplement des capacités de production qui doit être envisagé !

Outre cette plus grande résilience de la chaîne d’approvisionnement, il y a aussi la transformation d’Intel. Il y a encore un an et demi, Intel était une entreprise quasiment verticale et fermée. Elle développait ses IP et ses jeux d’instructions (x86), elle concevait et produisait ses puces. Mais dès son arrivée sur le trône, Pat Gelsinger a voulu transformer en partie le modèle. Ainsi, la conception et la production interne perdurent, mais la direction d’Intel a pris le contre-pied des scénarios des investisseurs qui plaidaient pour une vente des usines.

Plutôt que d’écouter les financiers et de se débarrasser de l’outil industriel, Pat Gelsinger a décidé de s’appuyer sur ces atouts pour ouvrir les usines à des tiers, et ainsi devenir un fondeur à la TSMC.
En implantant des usines en Europe, « Intel va être au plus près de ses clients », comme le souligne la direction d’Intel. Et rien qu’au niveau automobile, l’Allemagne pèse lourd, très lourd.

En proposant des usines basées en Europe, Intel garantit plus de souplesse d’adaptation des chaînes de production, plus de garanties géopolitiques – la Chine va-t-elle finir par attaquer Taïwan ? Et moins de risques d’espionnage industriel qu’en Asie.

Usines : pourquoi l’Allemagne a « battu » la France ?

Lors de la conférence dédiée à la presse française, la première question qui a été posée a évidemment été « pourquoi l’Allemagne et pas la France ? », avec admettons-le un fond d’amertume de la part des Français.
Loin d’être évasive, la réponse a été claire.

« Ce n’est pas l’Allemagne qui a été choisie, mais le site de Magdeburg. Nous avons évalué de nombreuses candidatures de qualité, notamment françaises, avec de très nombreux critères comme les talents sur place, les infrastructures, la qualité de l’eau, l’accès à l’énergie, etc. », a expliqué Pat Gelsinger.
« Mais je suis sûr que ce n’est que le début d’une histoire », a-t-il ajouté. « Les dossiers non retenus pourront être réutilisés pour d’autres projets », qu’ils soient signés Intel, ou non.

Aucune réponse évidemment sur les sites français qui se sont présentés, « je ne crois pas être habilité par votre gouvernement à communiquer ce genre de détails », a précisé le PDG d’Intel.
Idem sur le montant des aides qu’auraient promis les autorités allemandes – sans aucun doute un argument de poids dans ce genre de programme – le dossier financier n’ayant pas encore été rendu public.

La proximité de nombreux sous-traitants automobile, mais aussi la présence d’un écosystème de semi-conducteurs plus dense qu’en France – les usines de Global Foundries de Dresde ne sont qu’à un peu plus de 200 km –, ou encore un marché de l’éducation et du travail plus tourné vers l’industrie et les métiers manuels, donnaient aussi plus de poids à l’option allemande.
Mais de l’autre côté du Rhin, la France récolte, elle aussi, des fruits.

Lire aussi : Intel dévoile les entrailles des prochains processeurs Core de 12e génération (août 2021)

D’une part dans la production même des puces. Car une des annonces qui est passée un peu sous le radar est que si la production aura lieu en Allemagne, c’est à la porte de la France que les clients externes de l’usine de Magdeburg frapperont. En plus du centre de conception HPC & IA (lire ci-dessous), la France hébergera en effet le siège européen du « Foundry Design Center », la « tête » du Intel Foundry Service du continent, où les clients apporteront les plans de leurs puces à produire.

Loin d’être anecdotique, ce service qui sera également installé à Saclay devrait représenter une jolie portion des ingénieurs sur place. Sur les 450 recrutements qui devraient avoir lieu jusqu’en 2024, 100 concerneront le centre de design de la fonderie d’IFS. Les 350 autres iront rejoindre le plus gros service : le développement HPC et IA.  

Intel en France : pour y développer quoi ?

C’est lors de notre entretien privé avec Raja Koduri que nous avons pu apprendre ce qu’Intel prépare exactement pour la France côté HPC et IA. Avec comme question principale : qu’est-ce qu’Intel veut y développer pour de vrai ? Parce que si c’est pour développer des architectures processeurs, le Benelux semble plus adapté, non ? 

« Vous avez raison : si nous cherchions à développer quelque chose très près du transistor, la Belgique et les Pays-Bas ont un excellent écosystème pour cela. Mais ce n’est pas de ça qu’il s’agit », explique Raja Koduri.

« La France avec des acteurs comme Atos, a un vrai savoir-faire en matière de calculs hautes performances (HPC) et calcul IA. Qu’il s’agisse de la structure des supercalculateurs, de leur mise en place ou de la partie logicielle, il y a de vrais talents ici. Le laboratoire de Saclay ne travaillera pas sur la microstructure des puces, mais sur la façon d’intégrer, d’agencer et de piloter un mélange de CPU, GPU, NPU, processeur IA, etc. Voyez ça comme des architectes qui travaillent sur les plans haut niveau des futurs super calculateurs », a-t-il expliqué.

Comment expliquer les atouts de la France dans ces domaines ? Une question de bon rapport qualité/prix des ingénieurs ?

« Absolument pas ! Vous n’allez pas dans une région du monde pour le prix, mais pour les talents. En France, le niveau est très élevé en mathématiques, en physique, et en informatique. Et les acteurs comme Atos savent gérer les grands projets, notamment pour de grands acteurs étatiques comme le CEA qui est justement à Saclay », développe Raja Koduri.

Mais qui dit grands projets, dit temps de développement longs.

« La taille cible du centre de recherche de Saclay est d’environ mille personnes, avec un palier à 450 recrutements d’ici 2024. Il faudra donc du temps pour récolter les premiers fruits de ce travail. Les premiers systèmes développés par Saclay ne devraient pas voir le jour avant au mieux 2025 », précise Raja Koduri.

Reconstruire Intel France et conserver les talents européens

Si tout va bien en 2024, Intel France aura quadruplé de taille passant d’un peu moins de 150 employés aujourd’hui à 600 personnes. Pour atteindre les années suivantes, aux alentours de 1 100 à 1 200 personnes. Un projet d’importance, mais pas inédit : Intel France a déjà pesé bien plus lourd.

Seulement l’Hexagone a fait les frais de la « purge » de 2016, une ère de doute sous le contrôle de l’ex-PDG Brian Krzanich. Un PDG qui avait supprimé 12 000 postes dans le monde, dont 750 en France – fermant les sites d’Aix-en-Provence, Nantes, Montpellier, Toulouse et Sophia-Antipolis. Si on ne peut pas parler de trauma – le constructeur automobile Renault a racheté une partie des actifs et repris 400 ingénieurs d’Intel – la coupe fut sévère.

Or, dans le nouveau plan européen d’Intel, la France ne semble pas être, comme par le passé, une simple base arrière pour des produits périphériques – les équipes de Sophia-Antipolis travaillaient notamment sur de la certification de technologies sans-fil. L’Hexagone devrait devenir un des fers de lance de la stratégique HPC de l’entreprise.

« Avec la place de plus en plus importante que prennent les centres de données, le calcul intensif, l’IA et, dans les années qui viennent, le Metaverse, le marché est extrêmement porteur pour Intel et donc, pour la France », promet Raja Koduri.

À découvrir aussi en vidéo :

 

Point de charité chez Intel. L’Américain vient chercher les talents adaptés à ses besoins, diversifie ses chaînes d’approvisionnement et créer un circuit adapté à ses clients européens. Tout en ajoutant un dispositif de conservation des talents.

« Nous avons beaucoup d’Européens qui viennent travailler sur nos sites américains », raconte Raja Koduri. « Et bien souvent, certains finissent par rentrer dans leur pays ou au moins en Europe. En disposant de nombreux sites de recherche et de production sur ce continent, nous aurons de quoi conserver ces talents européens en leur proposant des postes dans les branches européennes de l’entreprise », révèle M. Koduri.

Stratège, jusqu’au bout.

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