Ressentir les pulsations de la ville à chaque vibration de la manette Dualshock. Sentir son bitume qui claque sous les semelles à chaque pas. Tendre l’oreille et se saisir de sa rumeur constante/bruit blanc. Croiser à chaque bloc et carrefour ses clochards et prostituées qui battent le pavé en espérant une aumône ou un client. Attendre un taxi sous ses lampadaires qui, de nuit, peignent véhicules et trottoirs de traînées blanches. Puis se laisser porter par le panorama qui défile derrière les vitres…
GTA n’a pas toujours été cette immersion dans une urbanisation américaine fantasmée. Il a fallu que le jeu d’action en 2D, que le Grand Theft Auto de DMA Design, déjà chapeauté par Sam et Dan Houser depuis Take Two, subisse une véritable mutation. Vers la 3D.
Plus qu’un changement
Alors qu’il sort tout juste du développement de GTA II, le studio Rockstar décide de passer aux choses sérieuses, à la création d’un monde vivant, crédible. A un monde en 3D en fait. Comme un braquage bien huilé, comme un plan se déroulant sans accroc, le développement de GTA III aurait dû n’être qu’une simple formalité. « Il suffisait, rappelait Dan Houser en 2011, de passer de la 2D à la 3D. » Il suffisait… Oui bien sûr. « Nous étions naïfs », reprend Houser.
Quelques années plus tôt, Miyamoto s’était, lui aussi, arraché les cheveux pour adapter son Mario à un univers 3D, et on ne parle pas de Frédérick Raynal lorsqu’il a imaginé le survival horror en 1992 avec Alone in the Dark et a réinventé la 3D en temps réel, ou encore de Christophe de Denichin et de son Alpha Waves révolutionnaire, premier jeu de plate-forme en 3D et à la troisième personne (en 1990 !), aujourd’hui presque totalement oublié. Non, Dan, on ne passe pas simplement de la 2D à la 3D, comme ça, sur un claquement de doigts !
Casser le moule
Il n’y a pas de jeu sans un espace défini. Que ce soit le labyrinthe de Pac-Man, les niveaux pleins de dénivelés d’un Strider ou la structure de rails d’un BioShock Infinite, aucun jeu n’existe sans un environnement avec lequel interagir. Un espace en 2D, du dessus, comme dans les trois premiers GTA (en comptant London 1969), c’est quelque chose de finalement très abstrait visuellement : les sprites ne sont jamais que des amas de pixels, les trainées de rouge sur le bitume, après qu’on a écrasé un passant, n’interroge jamais la moralité du conducteur fou.
L’action est là, mais en termes d’immersion, de projection dans le monde, c’est le zéro pointé. Logique, la ville n’est ici qu’esquisse et prétexte, à peine plus saisissable qu’un labyrinthe de Pac-Man. Quant à l’avatar… Avec l’explosion de la 3D sur PlayStation 2, Houser sait qu’il faut « passer la troisième », traduire tous les éléments de gameplay à ce nouveau point de vue, réévaluer, transformer tout ce qui était, faisait GTA jusque-là. Et la liste est longue : monde ouvert, courses auto, fusillades, etc.
Cependant, au sein même de Rockstar, la décision ne fait pas l’unanimité : certains développeurs souhaitent conserver cette 2D qui fait alors le charme et le succès de la série. Houser justifie sa décision : « Il y avait tellement de limitations (…) sur PS1, et il y avait toujours ce débat « graphismes vs gameplay ». Notre espoir était qu’avec la PS2 (NDLR : et ses capacités de rendu), ce débat cesserait. Capturer la liberté des précédents jeux, mais avec une sensation de vie et une qualité cinématographique, pouvait donner quelque chose d’exceptionnel. »
Reste que le manque de compétences techniques en 3D du studio l’oblige à opter pour un moteur ayant déjà démontré ses capacités sur PS2. Il faut dire qu’à l’époque, seuls des RPG PC comme la série The Elder Scrolls ont tenté l’expérience d’une aventure en monde ouvert temps réel, et à la première personne. Et puis, oui, il y a aussi eu Driver 2. Sorti en juin 2000 sur PSone, le titre de Reflections permettait au joueur de quitter son auto et de se promener à pied dans l’une des quatre villes du jeu. Même si Driver 2 est loin de la réussite escomptée par Reflections, on imagine aisément Houser coi devant cette tentative, et alors ne plus penser GTA III qu’en termes de 3D, de cette 3D qui modifie fondamentalement le rapport du joueur/avatar à son environnement.
Rockstar opte alors pour le RenderWare, moteur propriétaire de Criterion, la seule solution qui semble à même de réaliser la vision de Houser. Le moteur fait d’ailleurs tellement l’affaire qu’il suit GTA, ainsi que la plupart des titres Rockstar (The Warriors, Bully) sur toute la génération PlayStation 2/PSP.
Au début, la carte
C’est d’abord un monde que le studio imagine. Dans son roman Vellum, Hal Duncan fait dire à l’un de ses personnages : « Tous les récits épiques devraient commencer par une carte en feu. » Rockstar, lui, fait table rase du passé, ne conserve que quelques noms iconiques (Liberty City, Claude, etc.), ainsi que l’idée de cette carte, de cette ville qui sert de théâtre aux actions du joueur.
GTA III ne commence à prendre forme que fin 2000, après dix mois de développement, se souvient Dan Houser : « Nous avions la carte et le personnage s’y déplaçant. Là on s’est dit que si on réussissait le reste aussi bien, cela pourrait être génial. Tout vient des lieux. Et mettre en scène des lieux est quelque chose que le jeu vidéo fait très bien. » L’universitaire Henry Jenkins, et sa théorie des jeux vidéo comme narration spatiale, ne pourrait pas être plus d’accord. Le jeu vidéo sait parfaitement donner vie à des espaces, les rendre crédibles, justifier leur existence au point que la narration environnementale est aujourd’hui de tous les titres, même les moins réalistes. Ce qui n’était qu’intuition, qu’un savoir-faire est devenu pratique, théorie appliquée.
Cependant, en 2001, rien n’est simple, tout est à construire. Pour le déjà exigeant créateur, tous les éléments qui font l’expérience doivent être cohérents, personnages, histoire et mécaniques doivent se répondre les uns les autres, imbriqués, ne former qu’un tout qui fait sens. Pour produire cette illusion de réalité, Rockstar choisit d’abord de créer Liberty City, une ville américaine générique, sans attache avec le monde réel.
Mais rapidement, l’équipe s’aperçoit qu’il est plus facile d’immerger le joueur lorsqu’il devine des liens, des clins d’œil ou des références plus ou moins subtiles ou cachées. « Si vous vous basez sur un lieu plus réel, vous avez beaucoup plus de choses à dire à son sujet. » Cependant, Dan Houser rappelle une évidence, GTA III « n’essayait pas d’être la réalité d’un film-monde (…), une vision extérieure de l’Amérique. » D’où une ironie constante, typiquement anglaise, et la volonté de créer un titre plus grand, plus fou que la réalité. Oui, un film-monde, pourquoi pas.
Murmurer la vi(ll)e
Une cité, ce ne sont pas que des bâtisses, des rues ou ruelles, il y aussi ce murmure, cette rumeur constante, entre bruits incessants de la circulation, animateurs radio survoltés captés par une auto qui, fenêtres ouvertes, passe près de l’avatar et voix entremêlées des habitants. « Le défi en créant une histoire en 3D était de faire que le son vibre comme s’il était en 3D, de faire que les radios sonnent comme si elles étaient en 3D. (…) Quand nous sommes passés aux graphismes en 3D, tout le reste a de même dû passer en 3D. » D’où spatialisation du son, multiples stations radio (et autant de fausses émissions à écrire et enregistrer), ainsi que recours à de nombreux acteurs pour doubler tous les interlocuteurs de Claude, cet avatar muet pour des raisons encore une fois d’immersion. Pour ce premier essai, Michael Madsen (Reservoir Dogs), Kyle MacLachlan (Twin Peaks) ou Debi Maza (Les Affranchis) donnent voix aux mafieux et prostituées de Liberty City. Voilà, GTA III est presque prêt, avec une sortie calée en octobre 2001. Il est temps de le montrer.
Et puis le salon de l’E3 2001. Sans doute le plus beau revers des Houser. Très fier du travail effectué par son équipe, Dan Houser revient déçu de cette expérience : « Nous étions à l’E3 et tout le monde était obsédés par State of Emergency et se foutait de GTA III. » Normal, à l’E3, ce sont le clinquant, l’explosif, la déferlante de chiffres ou de polygones à l’écran qui imposent leur loi.
Cette expérience fera dire à Dan Houser que cette grand-messe qu’est l’E3 n’est pas le lieu adapté pour montrer un jeu aussi dense, riche. Depuis, Rockstar l’a soigneusement et très consciemment évitée, communiquant en dehors des temporalités imposées par le marché et l’industrie. Qu’importe ce qui s’est passé à l’E3, puisque GTA III se vendra par millions, imposant un cadre jusque-là inexistant à l’action en monde ouvert et une vision, une philosophie à Rockstar. « Tout ce que nous avons appris, nous l’avons appris de GTA III », confie Dan Houser, dix ans après la sortie du jeu. GTA III, une véritable œuvre matricielle.
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