C’était la réunion de la dernière chance : lundi 11 mars, les 27 ministres de l’Emploi européens se réunissaient pour tenter de s’accorder sur la directive sur les travailleurs des plateformes numériques comme Uber ou Deliveroo. Il s’agissait d’une étape décisive dans l’adoption de ce texte, discuté depuis près de deux ans et demi, et qui vise à améliorer les conditions de travail souvent précaires de ces livreurs, chauffeurs, rédacteurs, assistants ou web designers. Et après plusieurs heures à tergiverser, les représentants des 27 États-membres ont fini par donner leur feu vert.
Il ne reste plus au Parlement européen qu’à adopter la directive en assemblée plénière, fin avril. Pour les défenseurs des droits, c’est un soulagement et « une bonne nouvelle pour les 28 millions de travailleurs » de la « gig economy » européenne, après des mois de négociations et de blocages. Pour les plateformes, la nouvelle est moins bonne, même si officiellement, on relativise. La directive ne changerait que peu de choses à la situation actuelle.
Cette « situation » pourrait se décrire ainsi. Jusqu’à l’arrivée d’Uber en Europe, dans les années 2010, il existait deux possibilités, « deux statuts » que l’on retrouve grosso modo sur tout le Vieux continent, rappelle Leïla Chaibi, Eurodéputée LFI qui a fait partie des négociateurs au Parlement européen. Soit vous êtes salarié — avec « au-dessus de vous un patron qui sanctionne, qui contrôle, qui dirige ». Mais en contrepartie, vous avez des droits — au salaire minimum, aux congés payés, à la protection sociale, à la retraite et au chômage. Soit vous êtes indépendant, vous êtes votre propre chef. « Vous avez l’autonomie, vous fixez vos tarifs, vous décidez de vos heures de travail… mais vous n’avez pas tous les droits du salarié », résume la parlementaire européenne.
Le mythe du « Deviens ton propre patron »
En 2011 arrive Uber, et avec elle, une promesse : « Devenez votre propre patron », se souvient Jérôme Giusti, avocat au Barreau de Paris spécialisé en droit du numérique et de la propriété intellectuelle, et codirecteur de l’Observatoire Justice et sécurité de la Fondation Jean Jaurès.
Mais en pratique, cette promesse n’est jamais devenue réalité, estime celui qui défend régulièrement les chauffeurs et livreurs des plateformes devant les tribunaux français. Sur le papier, la société, comme d’autres, propose à ses travailleurs d’être indépendants, donc d’opter pour le statut d’autoentrepreneurs. Mais dans les faits, « Uber et les autres contraignent tellement leurs conditions de travail qu’à la fin, ces travailleurs ne sont pas indépendants », souligne-t-il avant de lister : « Les plateformes fixent les prix, la commission, elles empêchent les travailleurs d’avoir leur propre clientèle, elles les déconnectent sans préavis ».
En décembre 2021, la Commission européenne finit par publier une proposition de directive sur les travailleurs des plateformes. Et au départ, se remémore Leïla Chaibi, « les plateformes pensaient réellement que les colégislateurs européens allaient “valider” leur système ». À tort, puisque la directive prévoit de mettre en place un minimum de droits, dont une présomption de salariat — soit l’inverse de ce qui existe aujourd’hui en droit français.
Un nouvel outil qui facilitera les procédures en requalification
Dans l’Hexagone, lorsqu’un travailleur des plateformes conteste son statut d’indépendant devant les tribunaux et qu’il demande à être requalifié en salarié, c’est à lui de prouver qu’on lui impose ses heures de travail, ses prix, et un certain contrôle. Avec la directive, qui prévoit un renversement de la charge de la preuve, ce sera à la plateforme de prouver l’indépendance de l’entrepreneur. Donc de montrer a contrario qu’elle leur laisse une totale liberté de travailler quand ils veulent, et comme ils veulent.
La directive impose un outil procédural, qui va « faciliter la requalification. Parce que depuis 2020, la Cour de cassation a déjà rendu trois arrêts qui considèrent qu’un chauffeur Uber est salarié », précise Maître Giusti. La présomption de salariat pourra être activée soit par le travailleur, soit par les syndicats, soit par les autorités publiques.
La fin du management algorithmique ?
La directive prévoit aussi tout un pendant sur le management algorithmique. Le texte interdit noir sur blanc le traitement de certaines données comme tout ce qui a trait à l’état psychologique, à la sexualité ou à l’appartenance religieuse du chauffeur, du livreur, du rédacteur ou de l’assistant. De même, les décisions de licenciement, de suspension d’un compte ou de rémunération ne pourront plus être prises par un algorithme. Il faudra toujours qu’un humain soit derrière ce type de décisions, essentielles pour ces travailleurs.
« Ces derniers qui seront 43 millions en Europe en 2025, selon le Conseil, vont enfin pouvoir savoir ce que l’algorithme fait avec leurs données, avec les tâches qu’il leur donne. Ils vont pouvoir les discuter et les négocier via leurs syndicats et leurs représentants », précise Ludovic Voet, secrétaire confédéral de la Confédération européenne des syndicats — une association qui regroupe les syndicats nationaux européens.
Pour Leïla Chaibi, il s’agit ni plus ni moins de « la toute première régulation qui fait rentrer du droit du travail dans le management algorithmique ». Et si « on a empêché Uber de faire la loi en Europe », se félicite la parlementaire européenne, la « victoire » s’est faite littéralement à l’arraché.
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Pendant les négociations, il a fallu combattre les fake news
Car pendant toute la négociation, il a fallu combattre deux points, détaille l’Eurodéputée LFI. D’abord, les infox « véhiculées par les lobbys des plateformes » consistant à dire : « si cette directive passe, ça va être la catastrophe. Tout le monde va être transformé en salarié — ce qui est faux. Il y a des plateformes de freelances qui travaillent avec des vrais indépendants, et si la plateforme a les moyens d’apporter les preuves que les travailleurs sont vraiment indépendants, il n’y a pas de requalification ». Une autre fausse information très relayée consistait à dire que « la directive serait une catastrophe pour l’économie. Mais en Espagne, où une loi impose le salariat aux plateformes de livraison de repas, Deliveroo a quitté le pays, mais Just Eat est numéro 1. Ce type de loi instaure donc des règles de concurrence loyales et équitables. La présomption de salariat, c’est aussi refuser que des indépendants soient subordonnés. Donc, c’est respecter le statut d’indépendant », argumente celle qui a milité auprès du collectif Jeudi noir et de Génération précaire.
Les négociations se sont ensuite engluées sur des détails techniques : les conditions selon lesquelles la présomption de salariat serait appliquée. À l’origine, des critères avaient été définis — comme le fait de fixer les rémunérations, de superviser à distance une prestation, d’imposer des horaires ou un uniforme, ou encore d’interdire à l’indépendant de travailler pour une autre entreprise… La Commission proposait que la présomption soit automatique si deux des critères étaient remplis. « Ça a vraiment été l’élément le plus discuté. Et finalement, on a réussi à se mettre d’accord sur le plus petit des dénominateurs communs et on a fait le choix d’évacuer la question des critères », résume l’avocat Jérôme Giusti.
Un choix judicieux, ajoute-t-il « car si on a une présomption avec des critères, une fois devant les tribunaux, je devrais déjà démontrer la réunion de ces critères. Donc, il y a déjà un débat dans le débat, avant même de pouvoir bénéficier de la présomption. Et comme ces critères sont ceux qui sont, en fait, discutés dans le cadre de la requalification, cela m’obligerait à discuter de la requalification pour pouvoir avoir la présomption ».
Pour Uber que 01net.com a contacté, et qui nous a répondu par courriel, la lecture est différente. L’absence de critères est vue comme une absence d’harmonisation dans les conditions de déclenchement de la présomption de salariat. Résultat, la directive ne fait que « maintenir le statu quo, le statut des travailleurs des plateformes continuant d’être décidé pays par pays et tribunal par tribunal », écrivent-ils.
La plus grosse difficulté ? La « French derogation »
Mais ce qui a le plus marqué la négociation du texte entre les trois colégislateurs de l’UE, c’est l’opposition constante de la France. Dans les couloirs du Parlement européen, on ne parlait que de la « French derogation », rapporte l’Eurodéputée. La France a ainsi fait capoter les deux accords précédents : le 22 décembre, l’accord politique trouvé en trilogue quelques jours plus tôt est retoqué par Paris — à la tête d’un groupe d’opposition formé avec trois autres capitales. Même topo en février dernier, jusqu’au lundi 11 mars. Ce jour-là, deux autres opposants ont fini par rejoindre la majorité, pendant que le dernier (l’Allemagne) s’abstenait : un retournement de situation qui a permis au Conseil de donner son feu vert, laissant la France seule dans son opposition au texte.
Ce positionnement français a plusieurs raisons, explique Maître Giusti. « Le gouvernement français a choisi de protéger les plateformes parce qu’elles proposaient des nouveaux services innovants et qu’elles permettaient de sortir des travailleurs, d’une certaine manière, du chômage. Il y a aussi, en arrière-plan, l’idéologie et la promotion de l’autoentrepreneuriat ».
D’autres éléments sont cités, comme les Uber Files qui ont montré le lien entre Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie, et Uber, ou encore la défense d’un « autre modèle de dialogue social » avec la mise en place de l’Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi (Arpe), qui reste très critiquée. Mais l’élue Leïla Chaibi a une autre explication. « Si aujourd’hui, on autorise le fait qu’on peut avoir des gens sous ses ordres, sans avoir à assumer le droit du travail, alors pourquoi prendre des salariés si j’ai la possibilité de les prendre en fausse indépendance ? Emmanuel Macron a très bien vu qu’il y avait la possibilité, avec l’uberisation, de construire un cheval de Troie pour casser tout le salariat. Il y a eu une convergence idéologique. Pour le président, le Code du travail, c’est une lourdeur, la société se porterait mieux s’il y avait un peu moins de protection sociale… et on embaucherait mieux. Et donc, pour casser le droit du travail, je passe par le travail ubérisé », développe-t-elle.
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Une théorie qui ne s’est finalement pas concrétisée, même si tout reste à faire, rapporte Ludovic Voet, secrétaire général de la Confédération européenne des syndicats. « La directive aurait pu être plus ambitieuse, notamment dans ses mesures de mises en œuvre. On a par exemple défendu l’idée qu’à partir du moment où, sur une plateforme, un travailleur est requalifié en salarié, les États membres doivent vérifier tous les autres travailleurs de cette plateforme. Si une plateforme a 10 000 travailleurs, et que deux d’entre eux ont gagné en justice leur demande de requalification, on ne va peut-être pas laisser les 9 998 autres dans la situation de devoir aller se battre en justice, si leurs collègues ont gagné ».
Cette idée n’a cependant pas été reprise : les États membres s’y sont fortement opposés, explique le syndicaliste. « Les 27 pays de l’UE ne veulent pas qu’une directive touche à leur prérogative de dire ce qu’une autorité doit ou ne doit pas faire ». Donc « si on peut avoir des doutes sur la directive, ce n’est pas dans ses principes, mais dans son application », ajoute-t-il.
Même son de cloche chez Jérôme Giusti. « Cette directive, parce qu’elle est issue d’un compromis, laisse une grande liberté aux États. Il y aura un vrai débat lors de sa transposition » — le texte doit être transposé dans les droits nationaux dans les deux ans après l’adoption officielle, qui devrait intervenir en avril.
« Le combat, à mon sens, n’est pas terminé », poursuit l’avocat. Il ne l’est pas non plus pour les plateformes comme Uber, qui rappelle que la société « reste déterminée à mettre en place le modèle social européen pour les travailleurs de plateformes »… tout en agitant, à nouveau, le spectre du chômage. « Lors des transpositions », écrivent-ils à 01net.com, « il sera essentiel que les États membres (…) évitent de mettre des emplois en danger ». Comprenez : les défenseurs des droits ont peut-être remporté, avec la directive, une manche. Mais les plateformes sont encore loin d’avoir dit leur dernier mot.
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Cette affaire des travailleurs des plateformes met en évidence la posture française (heureusement isolée en Europe) qui consiste à promouvoir par tous les moyens les statuts d’emploi les plus précaires pour les mettre au service du mythe– l’illusion– du plein emploi. Le raisonnement est basique: plus le statut du travailleur est précaire, plus les tarifs des prestations sont bas, plus le client en redemande, plus d’emplois (précaires) sont créés… Il était temps que l’Europe se rappelle sa dimension sociale et y mette le holà. Dans ce contexte, il faudra encore suivre avec attention la transposition de cette directive dans le droit français, le risque étant évidemment que sa “traduction” n’aboutisse à en vider le contenu. Uber pousse évidemment dans ce sens en invitant, comble de la tartufferie, les gouvernements à “ne pas mettre les emplois en danger”! A noter enfin à l’attention de M Voet de la CES cité dans cet article: cette affaire est à reprocher de l’exclusion du droit du travail du champ de la proposition de loi sur les actions de groupe actuellement en discussion devant le Parlement français: cette exclusion est logique et cohérente quand on sait que l’intérêt d’une action collective est justement d’éviter que chaque travailleur lésé ne soit conduit à intenter une action en justice.