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Quand le recours à Signal, Tor ou WhatsApp est utilisé comme élément à charge dans une affaire liée au terrorisme

La Quadrature du Net dénonce l’amalgame fait entre l’utilisation d’outils de protection de la vie privée – comme les messageries chiffrées ou les VPN – et le fait de paraître suspect, dans une affaire où des personnes sont accusées d’association de malfaiteurs terroristes, l’affaire dite du 8 décembre 2020. Utiliser ce type d’outils est un droit et une pratique banale qui ne doit pas être synonyme de « comportement clandestin », voire terroriste, plaide l’ONG.

Vous utilisez Signal, Tor et d’autres outils de protection de la vie privée ? Attention, ce recours pourrait paraître soupçonneux, il pourrait même constituer une preuve que vous cherchez à cacher quelque chose, prévient la Quadrature du Net, lundi 5 juin, à propos de l’affaire dite du 8 décembre 2020. Dans un long billet de blog documenté, l’ONG de défense des droits civils décrit le dangereux amalgame qui serait fait par les enquêteurs et les juges entre le recours à ce type d’outils, et le fait d’être soupçonné de vouloir commettre des actes terroristes. Terroristes, oui, vous avez bien lu.

Cet amalgame aurait eu lieu pendant l’affaire du 8 décembre 2020, une affaire qui commence par l’arrestation de neuf personnes par la direction générale de la Sécurité intérieure (DGSI) et le RAID. Sept d’entre elles sont soupçonnées de vouloir commettre des actions violentes ciblant des policiers. Bien qu’aucun projet précis de passage à l’acte n’ait été identifié, indique cet article du Monde de décembre 2020, toutes ces personnes ont un point commun. Elles connaissent un Français – militant de gauche – s’étant engagé au côté des Kurdes, qui combattaient alors l’État islamique au Rojava, en Syrie.

Un manque de connaissance des enquêteurs en informatique ?

Présentées comme des membres de l’ultragauche, les personnes arrêtées sont accusées d’ « association de malfaiteurs en vue de commettre des actes terroristes », un crime passible de trente ans de prison. Ce type d’infraction, qui ne repose pas sur un crime commis, mais sur une intention d’en commettre un, a été ajouté, à l’origine, par ce qu’on appelle « des lois d’exception », des textes votés initialement pour lutter contre le terrorisme. Mais elles seraient désormais utilisées pour cibler les manifestants et militants jugés trop radicaux ou virulents, estimait Maître Raphaël Kempf, en charge de la défense d’un des accusés, interviewé par Le Monde diplomatique.

Les enquêteurs ont-ils prouvé que les accusés préparaient un attentat, ou avaient bien l’intention d’en préparer un ? Pas vraiment, explique la Quadrature du Net. Après des mois de surveillance intensive qui ont précédé l’arrestation, les enquêteurs n’auraient rien trouvé. Selon l’ONG, tout le dossier reposerait sur l’utilisation de messageries chiffrées et d’autres outils de protection de la vie privée des personnes arrêtées, auxquelles les enquêteurs n’ont pu accéder. De quoi constituer un dangereux précédent qui associe le recours à une messagerie chiffrée à un comportement délictueux, et qui reposerait sur un manque de connaissance informatique pour le moins inquiétant des enquêteurs et des juges, dénonce la Quadrature du Net. Dans le dossier d’enquête auquel a pu avoir accès l’ONG, les enquêteurs confondraient par exemple Tails et Tor. Des identifiants et des mots de passe pour Tor seraient demandés – alors qu’ils n’existent pas. Des clés Tails seraient décrites comme des « techniques complexes pour reconfigurer son téléphone afin de le rendre anonyme ». Problème : Tails ne s’utilise pas sur des smartphones, mais uniquement sur des ordinateurs.

Le chiffrement est un droit, rappelle l’ONG

Vous refusez de livrer vos messages chiffrés, et vous n’acceptez pas une transparence totale ? Vous serez désignés comme suspect, résume l’ONG qui réaffirme « le droit à la vie privée, à l’intimité et à la protection de nos données personnelles. Le chiffrement est, et restera, un élément essentiel pour nos libertés publiques à l’ère numérique ».

À l’origine de cette dangereuse association d’idées, on trouve le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, explique l’ONG. Auditionné par le Sénat suite à la répression de Sainte-Soline, le ministre a demandé aux législateurs de pouvoir accéder aux messageries telles que « Signal, WhatsApp, Telegram », ce qui permettrait aux forces de l’ordre d’accéder aux portables des manifestants. Des demandes de portes dérobées ou de failles des messageries chiffrées sont régulièrement mises sur la table lorsqu’il s’agit de lutter contre le terrorisme ou la pédopornographie. Mais jusqu’à présent, le principe même du chiffrement des messages n’a pas été ébranlé. Notamment parce que mettre en place des exceptions en cas de grand banditisme ou de groupes terroristes compromettrait l’efficacité du chiffrement dans son ensemble, en étant notamment une voie d’accès aux pirates informatiques.

À lire aussi : L’Europe envisage de casser le chiffrement des messages pour détecter des contenus pédopornographiques

Lors de son audition, Gérald Darmanin expliquait constater « une paranoïa avancée très forte dans les milieux d’ultragauche […] qui utilisent des messageries cryptées », une pratique assimilée à une « culture du clandestin ». Cette association d’idée va se retrouver dans tout l’argumentaire de l’enquête du 8 décembre 2020, explique l’ONG.

Le recours à ces outils « confirment une volonté de vivre dans la clandestinité »

En support de son article de blog, la Quadrature du Net publie notamment des extraits de la demande d’ouverture d’une enquête préliminaire de la DGSI, reprise ensuite dans tout le dossier. On peut y lire que : « Tous les membres contactés adoptaient un comportement clandestin, avec une sécurité accrue des moyens de communications (applications cryptées [sic], système d’exploitation Tails, protocole TOR permettant de naviguer de manière anonyme sur internet et WI-FI public). »

L’ONG déplore l’amalgame fait entre le fait d’utiliser des outils pour protéger sa vie privée, somme toute devenus assez banals, et le fait d’être considéré comme ayant un comportement clandestin digne d’un criminel, voire d’un terroriste. Sont notamment listées comme des preuves, l’utilisation d’applications comme Signal, WhatsApp, Wire, Silence ou ProtonMail pour chiffrer ses communications ; le recours à des outils permettant de protéger sa vie privée sur Internet comme un VPN, Tor ou Tails ; le fait de se protéger contre l’exploitation de nos données personnelles par les GAFAM via des services comme /e/OS, LineageOS, F-Droid, énumère l’ONG.

De telles pratiques sont considérées comme suspectes. La DGSI demande ainsi si les détenus ont « fait des choses illicites par le passé qui nécessitaient d’utiliser ces chiffrements et protection ? Cherchez-vous à dissimuler vos activités ou avoir une meilleure sécurité ? ». Pour cette dernière, les choses sont évidentes : « ces éléments confirment une volonté de vivre dans la clandestinité ». Autre question qui semblerait particulièrement importante pour les enquêteurs : savoir si les inculpés ont demandé à leurs proches d’installer ce type de messageries. Le parquet national anti-terroriste (PNAT) écrit ainsi, à propos d’un inculpé, qu’« il avait convaincu sa mère d’utiliser des modes de communication non interceptables comme l’application Signal ».

« Des pratiques parfaitement légales et nécessaires à l’exercice de nos droits fondamentaux »

« Comment est-il possible qu’un tel discours ait pu trouver sa place dans un dossier antiterroriste ? », questionne l’ONG. Dans le dossier, ni le juge d’instruction, ni les juges des libertés et de la détention ne rappellent que ces pratiques sont parfaitement légales et nécessaires à l’exercice de nos droits fondamentaux », tacle l’association. « En somme, les inculpé·es ont une vie “normale” et utilisent Signal. Tout comme les plus de deux milliards d’utilisateurs et utilisatrices de messageries chiffrées dans le monde. Et les membres de la Commission européenne… » écrit l’ONG.

Plus grave encore, malgré la mise sur écoute et un important dispositif utilisé, aucune preuve de culpabilité n’aurait été trouvée. Le recours à ce type d’outils « sert d’alibi pour expliquer l’absence de preuves quant à l’existence d’un soi-disant projet terroriste. Le récit policier devient alors : ces preuves existent, mais elles ne peuvent pas être déchiffrées. », écrit l’ONG. Contacté par 01net, ni le ministère de l’Intérieur, ni le PNAT n’a répondu à notre demande de commentaires, à l’heure de la publication de cet article. L’affaire du 8 décembre 2020 sera jugée à compter d’octobre 2023.

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Source : Article de blog de la Quadrature du Net


Votre opinion
  1. …en somme, c’est un jeu du chat et de la souris: Des populistes sécuritaires (généralement de droite) cherchent à obtenir la transparence totale et à cette fin, usurpent les principes de droits fondamentaux pour faire du souhait de vie privée une suspition d’activité criminelle… En d’autre mot: on appelle celà l’état policier!

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