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Apple Silicon : histoire et enjeux d’un long périple pour révolutionner les Mac

L’annonce de l’arrivée en fin d’année des premiers Mac équipés de puces ARM conçues par Apple est un début tonitruant et la promesse d’un avenir radieux. Mais c’est aussi l’aboutissement d’un long effort et la somme de gros enjeux. Retour sur l’aventure des Apple Silicon.

L’avènement des Mac ARM n’a pas commencé le 22 juin dernier, pas plus qu’il y a deux ans avec les premiers prototypes de Mac sans puce Intel, dont l’existence a été rapportée par des articles de Bloomberg ou avec les premières rumeurs en… 2012.

Avant que ces puces ARM puissent se glisser dans des Mac, il a fallu qu’Apple parcoure un long périple. Or, tout chemin a besoin d’un point de départ. Si on voulait en trouver un sur une frise chronologique, il faudrait sans doute remonter avant la naissance de l’iPad, au tout début de l’ère iPhone. Ce moment clé prend la forme d’une discussion houleuse entre Tony Fadell, notamment père de l’iPod, et Steve Jobs. 

L’avenir des Mac ARM s’est joué sur un lancer de dés, ou plutôt de badge d’accès aux locaux d’Apple. Celui que Tony Fadell, excédé, a jeté sur une table en guise de menace de démission, si on en croit Walter Isaacson, biographe de Steve Jobs.

Une origine lointaine…

Au cœur de la querelle entre les deux hommes, une décision lourde de conséquences futures. Steve Jobs voulait faire confiance à Intel pour développer des puces Atom destinée à la future tablette. Il avait d’ailleurs commencé à en discuter avec Paul Ottellini, PDG du fondeur de Santa Clara.
Tony Fadell, lui, pour avoir déjà utilisé des puces ARM dans les iPod et pour en voir le potentiel dans les iPhone, voulait adopter ces processeurs plus économes en énergie, plus simples et plus malléables… On sait évidemment tous qui a remporté cette bataille.

Une fois la décision prise, une fois la route empruntée, Apple n’a pas ménagé ses efforts pour donner raison à Tony Fadell. Convaincu par son subalterne, Steve Jobs a commencé à construire l’avenir. Ainsi, en 2008, Apple racheta pour 278 millions de dollars P.A. Semi, une petite société de Palo Alto spécialisée dans le développement de puces à faible consommation électrique – peu importe qu’il ne se soit pas agi de puces ARM à l’époque.

Après cette acquisition, et à l’occasion de la WWDC 2008, Steve Jobs annonçait alors que ce rachat permettrait à sa société « de s’enrichir des compétences et équipes nécessaires pour développer les puces qui animeraient à l’avenir ses iPhone, iPod et autres appareils ». Ce que nous rappelait d’ailleurs récemment Geoff Blaber, analyste chez CCS Insight : « Apple a réalisé des investissements colossaux dans la conception de ses puces ARM et c’est un des piliers des performances et de la différenciation des iPhone et iPad ». Pour l’analyste, étendre ce savoir-faire aux Mac était l’étape suivante logique. Après tout, la firme de Cupertino ne cherche-t-elle pas l’intégration totale, verticale ?

… et un long chemin

Deux ans plus tard, en 2010, le projet initié avec le rachat de P.A. Semi prenait corps pour la première fois avec l’officialisation de l’Apple A4, la première puce ARM conçue par les ingénieurs d’Apple. Elle prit place dans les iPhone 4, et dans les iPad premier du nom.

Chaque génération suivante de SoC marque une progression importante, comme ce fut notamment le cas avec l’A7, en 2013, première puce 64 bit d’Apple.

Il faut toutefois attendre 2017 et l’Apple A11 Bionic pour atteindre un autre point de bascule. Pour la première fois, Apple introduit une partie graphique dans son SoC, qui est développée par ses ingénieurs et non plus par Imagination Technologies, qui fournissait jusqu’à présent des versions adaptées de ces PowerVR – et avec laquelle Apple a encore des accords pour accéder à certaines de ses technologies et propriétés intellectuelles.

Autrement dit, avec l’A11, la silicon team d’Apple a eu la haute main sur toute sa puce pour la première fois.

Ce contrôle intégral rend possible une autre grande première, « prudente, en forme de galop d’essai, pour voir ce que ça donnait », nous a-t-on confié en 2018 lors d’une rencontre au cœur du Steve Jobs Theater.

Il s’agit de l’intégration d’une puce neuronale, à deux cœurs, dédiée entre autres à tous les calculs liés à des algorithmes de machine learning. Cette première tentative fut si concluante que dès l’A12, la puce neuronale bénéficiait de huit cœurs et voyait son rôle renforcé, aussi bien dans différentes fonctions photographiques que dans l’exécution locale de certaines tâches liées à Siri, l’assistant personnel d’Apple.

La transition du logiciel

Mais résumer la transition des Mac vers les SoC ARM à la partie matérielle serait une erreur. Il y a deux ans, un membre de la silicon team d’Apple nous confiait que ses équipes et celles en charge du logiciel avaient été réorganisées pour travailler dans une plus grande proximité, ce qui en dit long sur l’importance du projet, vu la culture du secret et le cloisonnement au sein du géant de Cupertino.

Car, derrière les performances des puces, il y aussi un travail de longue haleine de préparation du logiciel. Toujours et encore, cette sacro-sainte intégration sur laquelle Apple règne en maître.

Sur ce point aussi, les équipes de Tim Cook préparent leur coup depuis longtemps, sans doute nourries de l’expérience de la précédente transition, celle des PowerPC à Intel… et de la déroute de Microsoft, avec son Windows ARM.

De facto, porter macOS d’Intel à ARM n’est que la première étape et sans doute la plus simple, si on considère qu’iPadOS et iOS sont des versions allégées et retravaillées de macOS à l’origine.

Apple – Catalyst ou l’art de faire tourner des applications iPadOS sur macOS.

L’avant-dernière étape en date est l’introduction, l’année dernière, de Catalyst. Une solution imparfaite certes, mais qui permet de porter avec une relative facilité des applications iPadOS vers macOS. Une pierre essentielle dans la transition qui approche : c’est en effet une assurance de ne pas manquer de programmes, comme c’est arrivé sur les machines ARM sous Windows, lors de la première tentative de Microsoft.

Entre ces deux étapes, on en compte de nombreuses, ajoutées au fil des WWDC. Des outils comme SwiftUI ou même Swift en lui-même, un langage conçu par Apple et destiné à créer des applications pour ses différents systèmes d’exploitation, sont des strates fondatrices.

Chacun de ces éléments a permis de préparer cette transition en harmonisant le développement d’applications pour plusieurs plates-formes, en simplifiant ou automatisant le code, ou encore en normalisant et adaptant les interfaces.

Bien sûr, pour éviter ce désert applicatif, Apple a également construit deux énormes piliers, annoncés cette année : Xcode 12 et Rosetta 2. Le premier, le nouvel Xcode, avec ses nouveaux outils et compilateurs, devrait permettre la création d’applications universelles (capables de tourner sur processeur Intel ou ARM).

La promesse d’Apple est que la plupart des applications devraient pouvoir être adaptées en quelques jours de travail, voire dans le meilleur des cas en une recompilation.

On peut émettre des doutes, évidemment. Mais certains développeurs semblent confiants sur ce point, surtout quand leurs applications utilisent du code récent, rédigé dans un langage haut niveau. D’autres, essentiels, se sont mis au travail il y a longtemps – c’est notamment le cas des géants comme Microsoft et Adobe, qui, avec leurs outils, peuvent faire le succès ou l’échec d’une plate-forme.

Apple – Deux générations de Rosetta.

Le second pilier vise à supporter l’héritage des applications conçues pour les Mac Intel. C’est Rosetta 2. Comme le premier Rosetta, qui servit pour le passage des PowerPC aux processeurs Intel, « ce nouveau Rosetta 2, traducteur dynamique de binaires, servira de rampe de lancement », nous expliquait Geoff Blaber, afin que les applications qui n’ont pas encore été adoptées avec le nouvel Xcode puissent tourner.

Bien sûr, il y aura sans doute une perte de performance et même des échecs. Car « la réalité pratique qui veut assurer qu’une grande quantité de logiciels tourne immédiatement [sur les Mac ARM] sera parsemée de difficultés », mettait en perspective l’analyste, nous rappelant les problèmes rencontrés avec le premier Rosetta.

Pour les applications qui passeront encore entre les mailles des filets Applications universelles et Rosetta 2, il faudra apprendre à vivre sans, comme on l’a fait lors du passage à Intel pour certains de nos programmes préférés. Ou alors compter sur les plus ou moins deux millions d’applications iOS et iPadOS qui tourneront nativement sur macOS Big Sur sous ARM.

Tout à gagner ?

On le voit, Apple s’est donné beaucoup de mal pour initier cette transition et faire en sorte qu’elle se passe au mieux. Mais pourquoi ? Qu’a-t-il à y gagner ? Tout ! Du moins si le passage au Apple Silicon est un succès.

Grâce aux Apple Silicon, les Mac pourront à nouveaux se distinguer des autres PC. En adoptant les puces Intel, un peu contraint par les lenteurs des progrès des processeurs PowerPC, Apple avait perdu l’argument de la différence qui lui est cher.

En passant aux puces ARM, qui plus est avec des SoC qu’aucun autre acteur du marché n’aura, Apple remet à nouveau ses produits dans une catégorie à part. Non seulement les Mac ARM éviteront les comparaisons directes, mais ils s’affirmeront comme des produits uniques.
Bien sûr, il y aura des PC ARM, qui existent déjà et continueront de monter en puissance en parallèle. Néanmoins, les puces Qualcomm, par exemple, ne seront pas les puces Apple ARM, tout comme les puces Intel x86 ne sont pas les processeurs AMD. Il y a donc un atout mercatique à quitter Intel.

Reprendre la main

D’autant que ces puces Apple permettront aux équipes de Tim Cook de davantage maîtriser deux cycles essentiels : celui de l’innovation et celui de la commercialisation.

Comme nous l’expliquait Geoff Blaber, « [cette transition] permet à Apple d’étendre les capacités des processeurs des séries A au-delà d’iOS et de se défaire de la dépendance à Intel ».

Plus la peine d’attendre une puce qu’Intel peine à mettre en production. Plus besoin de repousser une nouvelle fonction dans certains modèles parce que les processeurs fournis ne le permettent pas. Apple évitera tout simplement d’avoir à remettre son destin dans les mains d’une société tierce sur laquelle elle n’a que peu de poids, en définitive.

Car, aussi gigantesque qu’il soit, Apple n’a toujours été qu’un client d’Intel, privilégié, certes, mais parmi d’autres. Même si la firme de Santa Clara n’a jamais rechigné à lui vendre des processeurs custom ou des architectures en avant-première – ainsi, le MacBook Air n’aurait pas existé sans une visite de Steve Jobs dans les laboratoires d’Intel, par exemple.

Avec cette transition, la société de Cupertino concevra ses SoC. Puis confiera la production, à TSMC, son partenaire principal, qui sera en charge non seulement de la fabrication des SoC des iPad et iPhone mais aussi de ceux des Mac ARM. En augmentant ses volumes, Apple réaffirme sa position de client numéro 1 et pourra encore plus facilement négocier des exclusivités, imposer un calendrier de production, etc. Tout cela sans posséder d’usine, toujours, ce qui lui permet d’énormes économies.

Ce poids vis-à-vis de son partenaire lui permettra aussi de davantage contrôler le rythme de l’innovation. Alors qu’Intel semble bloqué à 10 nm, on pense bien sûr aux tailles de gravure des futurs SoC, avec le passage du 7 nm au 5, puis au 3 nm, notamment. Or, la maîtrise de cette part essentielle des progrès des semi-conducteurs ouvre également la porte à de meilleures performances aussi bien en matière de puissance que d’autonomie ou d’enveloppe thermique.

Trois points clés qui président à la naissance éventuelle de nouveaux facteurs de forme, de designs plus fins, de Mac plus endurants, plus puissants, plus légers, plus compacts, plus à même de se plier aux visions des designers et ingénieurs d’Apple.

Il faudra toutefois peut-être attendre la fin de la transition de deux ans pour voir les équipes de Tim Cook lâcher la bride à leur imagination, car il faudra encore composer avec des puces Intel pendant ce temps-là. Mais, sur le long terme, les promesses sont séduisantes et synonymes de davantage de liberté. Des Mac plus radicalement nouveaux pourraient voir le jour grâce aux puces Apple Silicon.

Capitaliser sur des progrès consécutifs

Comme on l’a dit plus haut, les puces Ax sont aussi l’occasion pour Apple d’empiler des technologies généralement développées en interne. Elles servent la sécurité, l’optimisation de l’affichage, une meilleure autonomie, ou encore des performances graphiques en hausse, parmi tant d’autres. Mais toutes permettraient à un Mac qui en serait équipé de se différencier de la concurrence, comme l’Apple T2 offre un avantage concurrentiel aux MacBook récents, de l’entrée au haut de gamme.

En utilisant des puces Apple dans davantage d’appareils, on peut imaginer que le ruissellement technologique d’une gamme à une autre, d’une famille de produits à une autre sera plus important et plus rapide. Les Mac y gagneront… et les utilisateurs aussi.

Dans cet esprit, et dans l’espoir de voir un manque corrigé, rappelons que la société de Tim Cook a racheté les avoirs et brevets d’Intel dans le domaine des modems 4 et 5G. On peut donc espérer que les Mac ARM proposeront tôt ou tard un module pour être connecté en permanence, indépendamment de l’iPhone, comme c’est le cas avec les iPad. Pas une nouveauté, ni une révolution, mais un gain de confort supplémentaire pour les utilisateurs.

Définir, une fois encore, le marché, mettre en branle une révolution

Car c’est en définitive là qu’on attend Apple. Le géant américain se doit, par sa maîtrise unique du logiciel et du matériel, de définir ce que seront les nouveaux ordinateurs ARM, portables ou de bureau, aussi bien en termes de puissance que d’autonomie ou de design.

Apple doit, comme il l’a fait avec les Macintosh, avec les iPhone ou encore la Watch, fixer un cap que le monde du PC pourra alors suivre et tenter de dépasser. Qu’on le veuille ou non, pour l’instant, le monde du PC – et avec lui son plus puissant acteur, Microsoft, n’y a pas réussi.

Peut-être que, de par sa culture et son histoire sans équivalent, Apple est en définitive le seul à pouvoir réaliser ce que Microsoft a échoué à faire jusqu’à présent, malgré l’aide de Qualcomm. La capacité d’Apple de basculer résolument d’un monde à l’autre, sans demi-mesure, est peut-être ce que le PC attendait pour regagner en intérêt et valeur. Ainsi aiguillonné, Intel pourrait agréablement surprendre mais ne devrait pas disparaître – même si Steven Sinofsky, ancien dirigeant de Microsoft au moment du raté de Windows ARM, semble penser que le fondeur de Santa Clara sera bientôt de l’histoire ancienne du fait des annonces d’Apple.

En l’occurrence, avant même d’avoir lancé ses Mac ARM, Apple a déjà commencé à faire bouger les lignes. Pour Geoff Blaber, le tout récent programme Cortex-X Custom, d’ARM, est une réponse à la domination d’Apple. La société britannique souhaite que ses partenaires, comme Qualcomm ou Samsung, aient plus de liberté dans la conception de leurs puces pour leur permettre de créer des SoC plus performants, des pièces de silicium qui s’approcheront des puces d’Apple, largement en avance.

Cette plus grande souplesse impliquera toutefois davantage d’investissements en R&D de la part des acteurs qui souhaitent bénéficier de ce programme. Les adversaires du géant de Cupertino savent ce qui leur reste à faire. Apple, lui, continuera son périple commencé par une querelle passionnée. En pointe de ce nouveau fer de lance, la team silicon, d’Apple, gardienne de ce passé et du futur, sait ce qui lui reste à faire. Comme l’ont promis Craig Federighi et Johny Srouji, respectivement patron du logiciel et du matériel d’Apple, pendant la keynote inaugurale de la WWDC, aux puces Apple Silicon désormais d’ouvrir la voie et de s’efforcer de nous impressionner.

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Pierre FONTAINE